Le sentiment d’insécurité dans les transports collectifs. Comment la connaissance peut-elle servir concrètement l’action ?
Le sentiment d’insécurité a déjà fait couler beaucoup d’encre. Régulièrement évoqué par les journalistes et les élus politiques, il l’est aussi par de nombreux chercheurs. Depuis la fin des années 1960, plusieurs milliers d’articles scientifiques, ouvrages, chapitres et rapports ont été publiés à travers le monde avec pour objectif d’appréhender les mécanismes de ce phénomène. Cette énorme quantité de publications – qui porte le sentiment d’insécurité au rang des thèmes les plus traités dans les revues de criminologie – souligne une réalité désormais évidente : celle de sa complexité.
L’hypothèse soutenue dans cet article repose sur l’idée selon laquelle l’efficacité des politiques de sûreté dans les transports collectifs dépend de la prise en compte de cette complexité. La principale difficulté tient alors à la constitution d’une grille d’analyse dont le pouvoir explicatif devra servir concrètement l’action. L’article propose ainsi un modèle original à partir duquel les décideurs politiques, les transporteurs et les autorités organisatrices de transport pourront organiser, accompagner et évaluer l’action, en vue de renforcer son efficacité.
Le sentiment d’insécurité : un phénomène social complexe
La présentation de ce modèle implique au préalable de revenir sur le sentiment d’insécurité. En quoi ce phénomène social est-il si complexe ? Un rapide retour sur les deux principaux axes de recherche permettra de répondre à cette question.
La conceptualisation : qu’est-ce que le sentiment d’insécurité ?
Cette question pourra sembler futile, tant la réponse paraît évidente. Le sentiment d’insécurité, c’est le versant subjectif de l’insécurité. Non pas l’insécurité objective (les vols et les agressions) ; mais l’insécurité telle qu’elle est perçue par tout un chacun. Toutefois cette distinction, aussi indispensable soit-elle, ne fait pas figure de définition.
Précisons-le dès maintenant : il n’existe aucune définition communément admise du sentiment d’insécurité. Comment l’expliquer ? Par le fait que ce phénomène recouvre en réalité deux dimensions distinctes (1) :
- La première, la préoccupation sécuritaire, est un jugement social qui consiste à placer la délinquance au premier rang des problèmes à résoudre (devant d’autres problèmes comme le réchauffement climatique, la pauvreté, le chômage, etc.).
- La seconde, l’insécurité personnelle, renvoie à la peur de subir un vol ou une agression dans un espace donné, y compris les transports collectifs.
Mais la complexité du phénomène ne s’arrête pas là. L’insécurité personnelle, qui retiendra notre attention dans le cadre de cet article, regroupe en réalité trois composantes (2) :
- Une composante émotive : constituée de l’ensemble des émotions éprouvées en réponse à une menace perçue. On y trouve la peur bien sûr, mais aussi la colère, la gêne, l’anxiété, l’indifférence ou la honte.
- Une composante cognitive : renvoyant à la perception du risque de victimation. Il s’agit de l’évaluation d’une situation comme étant dangereuse. Le risque perçu repose lui-même sur trois évaluations cognitives sous-jacentes : la probabilité perçue (l’évaluation de la probabilité d’être victime d’une atteinte donnée), le contrôle perçu (les différentes ressources que l’on estime pouvoir mobiliser en cas d’agression) et l’anticipation des conséquences (l’évaluation de la gravité d’une atteinte spécifique).
- Une composante comportementale : renvoyant aux différentes pratiques de précaution entreprises pour réduire les risques de victimation.
La définition donnée plus haut de l’insécurité personnelle est donc très largement incomplète. La crainte de subir un vol ou une agression n’est qu’un aspect (élément de la composante émotive) d’un phénomène beaucoup plus complexe.
Les facteurs : qu’est-ce qui génère l’insécurité personnelle ?
Conjointement aux efforts de conceptualisation, les chercheurs ont tenté d’expliquer les causes de l’insécurité personnelle. On distingue deux approches susceptibles de regrouper l’ensemble des réponses apportées (3).
La première, substantialiste, identifie des variables objectives et factuelles. On peut classer ces différents facteurs en trois groupes (4) :
- Les expériences de victimation subies, observées ou rapportées. Plusieurs chercheurs montrent que les victimes (directes ou indirectes) de vol et/ou d’agression sont plus sensibles que les autres à l’insécurité personnelle.
- Les variables sociales telles que le sexe, l’âge, le milieu social et le groupe ethnique sont également l’objet de nombreux travaux. Dans ce cas, la vulnérabilité physique et/ou économique est souvent invoquée pour expliquer le niveau de peur élevé de certains groupes sociaux comme les femmes, les personnes âgées et les populations défavorisées.
- Les environnements dans lesquels les individus évoluent. La structure socio-économique du quartier de résidence, les configurations architecturales (les effets du cloisonnement sur l’insécurité personnelle dans le cas des transports collectifs), les contextes de circulation (la nuit, l’isolement, les environnements inconnus) et surtout les désordres physiques (le mauvais éclairage, les dégradations, la saleté) et sociaux (l’agitation, l’errance, les remarques à caractère sexuel, les interpellations, l’ivresse) sont très régulièrement pointés pour justifier l’important niveau de peur dans un espace donné (5).
Mais l’étude de ces variables objectives et factuelles ne suffit pas à appréhender la complexité de ce phénomène social ; en raison notamment des nombreuses variations qui subsistent à l’intérieur d’une même catégorie de population.
Pour expliquer ces variations, il a fallu passer d’une perspective substantialiste (où les stimuli sont sans ambiguïté et dont la signification est universelle) vers une perspective relativiste (où les stimuli sont ambigus et dont l’interprétation se fait à travers les yeux de l’observateur). Engagé au milieu des années 1990, ce changement de paradigme a permis de mieux rendre compte des mécanismes de l’insécurité personnelle (en s’intéressant par exemple au fait que deux jeunes femmes puissent percevoir un risque de victimation différent face à un même stimulus).
L’approche relativiste s’intéresse donc aux mécanismes d’interprétation à l’origine des variations individuelles. Dans ce cas, il s’agit d’expliquer les différentes réactions émotives, cognitives et comportementales des individus – parfois aux caractéristiques sociales analogues – face aux mêmes stimuli (6). Pour ce faire, les chercheurs ont intégré à leurs analyses des variables subjectives :
- Le sentiment d’appartenance (le fait de considérer appartenir à un groupe social donné, qui peut selon les cas réduire ou augmenter le risque perçu de victimation en provenance des agresseurs présumés).
- Les représentations de la délinquance (le fait de considérer telle catégorie de personnes comme menaçante, de considérer tel lieu comme dangereux).
- Les représentations de l’ordre social (qui renvoient à la préoccupation sécuritaire et à un ensemble de jugements sociaux portés sur l’état de la société).
- Les perceptions et les opinions sur le quartier de résidence (ensemble de représentations portées sur l’état du quartier concernant la présence des groupes de jeunes, les problèmes liés à la drogue, aux dégradations et nuisances).
Que faire de cette complexité pour les acteurs de l’action ?
La transmission des savoirs du champ de la recherche vers celui de l’action est confrontée à deux difficultés majeures.
La première tient à la circulation des connaissances. Les canaux utilisés par les chercheurs pour diffuser leurs résultats (les revues scientifiques) sont peu consultés par les acteurs des autres champs.
La seconde tient à la difficulté de traduire les résultats de la recherche fondamentale en dispositifs concrets pour l’action. Pour le dire simplement, on a du mal à voir comment tous ces concepts, ces facteurs et surtout ces mécanismes – lorsque l’on en a connaissance – sont susceptibles de servir concrètement l’action.
Face à ce problème, la réaction consiste souvent à se désintéresser de la recherche scientifique pour ne préserver que les résultats les plus directement exploitables. Le contenu des rapports non scientifiques – support privilégié pour l’action – en témoigne. Souvent réalisés par des bureaux d’études, la grande majorité de ces rapports insiste sur les comportements (l’agitation, l’errance, les attouchements, les interpellations, l’ivresse) et sur les contextes (l’isolement, le cloisonnement, l’obscurité, la nuit) jugés les plus anxiogènes dans les transports collectifs, tout en insistant sur les groupes sociaux les plus directement concernées (les femmes et les jeunes). Bien qu’utiles, ces résultats s’inscrivent toutefois exclusivement dans une lecture substantialiste qui ne rend compte que d’une petite partie du phénomène (7).
Pire, cette lecture suggère que la lutte contre les comportements et les contextes anxiogènes permettrait de réduire, à terme, l’insécurité personnelle dans les transports collectifs. Or, et c’est tout l’apport des travaux de recherche inscrits dans l’approche relativiste (étroitement liée à l’étude de la composante cognitive), l’insécurité personnelle n’existe pas. Tout du moins, elle n’existe pas sous une forme homogène. Elle existe sous la forme d’une pluralité d’interprétations, influencées par les expériences vécues, les représentations et les caractéristiques sociales des individus (8).
Autrement dit, les décideurs politiques, les transporteurs et les autorités organisatrices de transport ne luttent pas contre l’insécurité personnelle, mais contre DES insécurités personnelles.
Cette distinction a des implications majeures pour l’action. Poser la question de savoir si un dispositif est efficace contre l’insécurité personnelle n’a, sous cet angle, plus aucun sens. Pour rendre compte de l’action sur ce phénomène social, il importe de tenir compte de sa pluralité. La question devrait donc être formulée de la manière suivante : ce dispositif est-il efficace pour lutter contre telle ou telle interprétation de l’insécurité personnelle ?
Cette approche soulève néanmoins un nouvel enjeu : celui de parvenir à identifier ces différents registres interprétatifs. Affirmer qu’il existe une pluralité de rapports à l’insécurité personnelle dans les transports collectifs est un postulat fondamental, mais inutile aux acteurs du transport à ce stade.
Pour le devenir, il doit prendre la forme d’une grille d’analyse visant à identifier différentes interprétations, à en décrire les configurations et à en délimiter les contours. La partie suivante en présente un cas pratique.
Les insécurités personnelles dans les transports collectifs
En 2019, l’Institut Paris Région, Île-de-France Mobilité et l’Observatoire National de la Délinquance dans les Transports (ONDT) ont conduit une enquête auprès de 50 220 abonnés Navigo Annuel et Imagine R âgés de 18 ans et plus. Élaboré par les chercheurs de l’Observatoire Scientifique du Crime et de la Justice (OSCJ-CESDIP/CNRS), le questionnaire portait exclusivement sur le sentiment d’insécurité dans les transports collectifs franciliens.
L’enquête Sentiment d’insécurité dans les transports collectifs franciliens
L’originalité et l’immense intérêt de l’enquête reposent précisément sur ses nombreuses questions dédiées à l’insécurité personnelle dans les espaces de transport.
Là où les enquêtes de victimation généralistes se limitent le plus souvent à quelques questions visant à saisir la fréquence ou l’intensité de la peur, l’enquête Sentiment d’insécurité dans les transports collectifs franciliens s’intéresse aux différentes composantes de l’insécurité personnelle (émotive, cognitive, comportementale) et aux contextes et situations dans lesquels s’inscrit ce phénomène social.
Un tel questionnaire ouvre des perspectives novatrices en matière d’exploitation, à l’aide notamment d’analyses statistiques multivariées.
Quelques informations sur la méthode d’analyse
Pour ne pas alourdir l’article, le choix a été fait de déplacer la description méthodologique dans un document annexe (9). Précisons simplement ici que les résultats suivants ont été obtenus à l’aide d’une analyse en composante multiple (ACM).
« Les méthodes géométriques, dont l’ACM est un cas particulier, permettent de construire un espace social, c’est-à-dire de définir une distance entre les individus statistiques à partir des variables retenues dans ce but (qu’on appelle variables actives). Les individus sont alors représentés sous la forme d’un nuage de points dans un espace multidimensionnel. Une fois l’espace défini par le choix des variables actives, l’analyse géométrique des données consiste à réduire le nombre de dimensions de cet espace en créant un nouveau système d’axes (appelés dimensions principales, axes factoriels, etc.), ce nouveau système d’axes étant tel que la dispersion (inertie) du nuage projeté sur la première dimension soit maximale (c’est-à-dire que, sur cet axe, l’inertie du nuage soit la plus élevée possible) et ainsi de suite pour les dimensions suivantes » (10).
Lebaron, F., 2006, L’enquête quantitative en sciences sociales. Recueil et analyses des données, Paris, Dunod, p.80.
Différentes raisons méthodologiques – expliquées en annexe – nous conduisent à retenir les trois premiers axes de l’analyse, qui représentent à eux seuls 86,6 % de l’information totalisée par l’ACM.
- Le premier axe synthétise à lui seul 60,5 % de l’inertie ajustée totale du nuage de point.
- Le deuxième axe 17,2 %.
- Le troisième axe 9 %.
Premier axe : La peur sexuée
Ce premier axe oppose deux interprétations de l’insécurité personnelle fortement structurées par le sexe et dans une moindre mesure par l’âge.
La première est associée au fait d’être une jeune femme (18-24 ans). Elle se caractérise par le fait de se sentir vulnérable en raison de son sexe (considérer le fait d’être une femme comme étant propice au vol ou aux agressions), par la crainte de subir des atteintes sexuelles, particulièrement en situation d’isolement, par le fait d’adopter régulièrement des pratiques de précaution (se faire parfois ou souvent accompagner, paraître souvent occupé(e) lors des trajets pour éviter les regards et interactions, adapter souvent son apparence physique) et par celui d’avoir été victimes à plusieurs reprises de harcèlements et/ou d’agressions sexuelles dans les transports collectifs durant les trois dernières années.
La seconde forme d’insécurité personnelle (qui s’oppose à la première) est associée au fait d’être un homme. Dans ce cas, le risque perçu de victimation repose sur la peur de subir une agression physique (coups et blessures) ou un vol sans violence, non pas en raison de son sexe (proposition très fortement rejetée) mais de son origine sociale ou culturelle. Par ailleurs, cette forme d’insécurité perçue repose sur une confiance relativement élevée en ses capacités physiques, ce qui tend à limiter l’intensité des peurs éprouvées et l’adoption de comportements de précaution. Enfin, cette perception du risque de victimation se caractérise par l’absence d’atteinte à caractère sexuel.
En résumé, ce premier axe oppose une insécurité personnelle très fortement caractérisée par la crainte de subir une agression sexuelle à une insécurité personnelle qui se définit davantage par l’absence de risque perçu envers ce type d’atteinte plutôt que par un registre interprétatif typé.
Deuxième axe : La victimation et les opinions sur la sécurité
Ce deuxième axe oppose deux configurations de l’insécurité personnelle dans les transports collectifs structurées autour de la victimation et des opinions sur la sécurité.
La première se caractérise par une insécurité personnelle de faible intensité, l’absence de victimation et de préoccupation sécuritaire. Dans ce cas, l’insécurité personnelle (qui repose sur le risque perçu de vol sans violence et une faible intensité de peur) est associée à la volonté de voir se déployer des mesures préventives dans les transports collectifs (arrêt à la demande pour les bus la nuit, présence de médiateurs). Le développement des mesures répressives (augmentation des effectifs policiers) suscite en revanche une forte opposition. Concernant la priorité des actions gouvernementales, les problèmes de délinquance ne sont pas au centre des préoccupations, contrairement aux problèmes de pauvreté ou de pollution.
À l’inverse, la seconde configuration se traduit par une insécurité personnelle de forte intensité, une multivictimation caractérisée et des crispations sécuritaires beaucoup plus prononcées. Ici l’insécurité personnelle (qui repose sur le risque perçu de vol avec violence et une forte intensité de peur) s’associe à des préoccupations à l’égard de la délinquance. La mixité sociale imposée dans les transports collectifs fait de ces espaces des lieux particulièrement anxiogènes, dans lesquels il est impossible de prévenir les mauvaises rencontres (et notamment celle des groupes de jeunes). En conséquence, l’augmentation des effectifs policiers est la solution préconisée pour renforcer efficacement la sécurité dans les espaces de transport. Enfin, concernant les atteintes subies, cette seconde configuration est associée à une multivictimation caractérisée (agressions physiques sans vol, agressions verbales, vols sans violence).
En d’autres termes, cet axe oppose une insécurité personnelle de faible intensité, sans préoccupation sécuritaire et sans victimation à une insécurité personnelle beaucoup plus intense, avec crispations sécuritaires et multivictimations.
Troisième axe : Les modes de vie et les contextes de déplacement
Cette troisième dimension est très fortement structurée par le contexte de l’expérience jugée menaçante. Elle présente deux configurations de l’insécurité personnelle, façonnées par des contextes de voyage différents.
La première est liée aux déplacements effectués en heure de pointe (les matins et en fin d’après-midi) pour se rendre à ou revenir de son lieu de travail ou d’études. Dans ce cas, les appréhensions ciblent plus particulièrement les vols sans violence dans un contexte de forte affluence, particulièrement propice à ce type d’atteinte. Les perturbations du trafic, lorsqu’elles ont lieu dans ce cadre, ajoutent encore aux appréhensions, tout du moins au malaise ou au sentiment de gêne que procurent ces situations de proximité. Enfin la diffusion plus intensive de messages d’informations sonores pour prévenir l’action des pickpockets est préconisée pour renforcer la sécurité dans les transports collectifs.
La seconde configuration de l’insécurité personnelle, décrite par cet axe, est liée aux déplacements effectués en fin de soirée ou de nuit pour rejoindre ou revenir des lieux de distraction (bars, discothèques, etc.). La peur de subir une agression physique ou un vol violent est liée à la dimension sociale de la nuit (festivités nocturnes, relâchement des normes socialement admises en journée, etc.) qui participe à augmenter la proportion de personnes alcoolisées ou sous l’emprise de drogue dans les transports collectifs et ainsi le risque perçu d’altercations violentes. Du reste, ce risque est d’autant plus redouté que les situations d’isolement se substituent aux situations d’affluence à mesure que la nuit passe.
En définitive, cet axe oppose le risque perçu de subir un vol sans violence, en situation d’affluence, dans le cadre d’un déplacement domicile-travail au risque perçu de subir un vol ou une agression violente par des personnes alcoolisées, de nuit, en situation d’isolement, dans le cadre d’un déplacement visant à rejoindre ou revenir d’un lieu de distraction.
Une nouvelle grille d’analyse pour accompagner l’action
L’intérêt de cette analyse est de deux ordres. D’une part elle confirme la pluralité des rapports à l’insécurité personnelle dans les transports collectifs. D’autre part, elle révèle différentes configurations qui définissent cette pluralité.
Si ces configurations se recoupent par endroit, elles sont suffisamment caractérisées pour ne plus considérer l’insécurité personnelle comme un phénomène homogène. Au contraire, renforcer l’efficacité des politiques de sûreté suppose de tenir compte de cette pluralité.
Un outil pour servir concrètement l’action
Une telle grille d’analyse devrait donc être utilisée systématiquement en soutien à l’action dans l’objectif :
- D’orienter le choix des politiques et des dispositifs de sûreté.
- De mieux rendre compte de leur efficacité.
Cette grille d’analyse se veut tout d’abord un outil d’aide à la décision. Le choix des dispositifs pour lutter contre l’insécurité personnelle dépend étroitement des types d’interprétation auxquels on est confronté. Augmenter la présence des forces de l’ordre et des agents de sécurité sera vraisemblablement une solution appropriée pour réduire une insécurité personnelle de forte intensité, associée à de multiples victimations et à une crispation sécuritaire prononcée (seconde configuration du deuxième axe) mais risque d’être contreproductive face à une insécurité personnelle de faible intensité, sans victimation et sans préoccupation sécuritaire (première configuration du deuxième axe). C’est pourquoi il est impératif d’identifier avec précision les façons dont est interprétée l’insécurité personnelle dans chaque réseau de transport. Il importe de savoir quels groupes sociaux elles concernent et dans quels contextes spatio-temporels chaque interprétation apparaît le plus souvent. Aussi l’élaboration d’une grille d’analyse territorialisée est indispensable pour sélectionner les dispositifs les plus adaptés à un réseau de transport donné, mais aussi pour les organiser et les répartir en fonction des différentes configurations de l’insécurité personnelle identifiées.
Cette grille d’analyse se veut ensuite un outil d’aide à l’évaluation. Évaluer les dispositifs est une étape indispensable pour rendre compte de leur efficacité. Mais chercher à savoir si un dispositif est efficace pour lutter contre l’insécurité personnelle a peu de sens étant donné l’hétérogénéité de ce phénomène social. Une piste plus fructueuse consiste à déterminer l’efficacité d’un dispositif sur chacun des registres interprétatifs identifiés dans un réseau de transport donné. Il s’agit de chercher à savoir par exemple dans quelle mesure la présence de caméras vidéoprotection rassure les jeunes femmes qui redoutent de subir une agression sexuelle (première configuration du premier axe) puis de comparer ce résultat avec celui obtenu pour les autres configurations. Cette manière de procéder a pour avantage de saisir les effets concrets des dispositifs non pas sur l’insécurité personnelle mais sur chaque registre interprétatif. Utiliser cette grille d’analyse comme référentiel pour l’évaluation des dispositifs de sûreté revient donc à augmenter la qualité de l’évaluation (notamment à travers la possibilité de réaliser des préconisations plus précises et plus adaptées).
Comment construire cette grille d’analyse ?
Pour être pleinement efficace, cette grille d’analyse doit être territorialisée, et donc élaborée pour chaque réseau de transport. En effet, les registres interprétatifs de l’insécurité personnelle sont susceptibles de varier parmi les usagers des différentes régions, métropoles ou agglomérations françaises, en raison de contextes différents. Reste alors à discuter la question des modalités de construction de cette grille d’analyse.
Comme il s’agit d’identifier des registres interprétatifs, il est impératif de mener enquête auprès du public concerné : à savoir les utilisateurs des transports collectifs (11).
Concernant la méthode de prélèvement des données, la grille d’analyse – au regard des objectifs que nous lui fixons – doit être construite à partir des résultats d’une enquête quantitative. Outre la construction du questionnaire (qui fera l’objet du second article de ce blog), la difficulté tient à la constitution de l’échantillon.
Celui-ci doit répondre à trois critères :
L’échantillon doit tout d’abord être de grande taille (ce qui exclut d’office les méthodes qualitatives). L’enjeu consiste à obtenir suffisamment d’enquêtés déclarant avoir peur, au moins de temps en temps, d’être victime d’un vol ou d’une agression dans les transports collectifs pour réaliser auprès de cette population des analyses statistiques multivariées (notamment des ACM et des analyses de classification nécessaires à l’élaboration de la grille d’analyse). Mener à bien cet objectif implique de travailler à partir d’un échantillon de plusieurs milliers d’enquêtés.
L’échantillon doit ensuite être accessible via Internet. L’administration du questionnaire par Internet est beaucoup moins onéreuse que la passation en face à face ou par téléphone. Cette solution implique toutefois de disposer des adresses électroniques des personnes qui constituent l’échantillon.
Enfin, l’échantillon doit comprendre un large spectre d’utilisateurs. L’erreur consisterait à mener l’enquête auprès d’une catégorie de population particulière (les femmes, les utilisateurs d’une seule et unique ligne). Saisir les différents registres interprétatifs de l’insécurité personnelle dans un réseau de transport donné implique impérativement de soumettre le questionnaire à l’ensemble des catégories sociales d’usagers (tout du moins au plus large spectre social possible).
… en utilisant des bases de données déjà à disposition
Or les acteurs du transport (transporteurs et autorités organisatrices) ont à leur disposition des bases d’abonnés qui répondent à ces trois critères. Celles-ci concentrent un nombre conséquent d’utilisateurs, issus de différentes catégories socio-professionnelles, tout en renseignant les adresses électroniques des abonnés (information demandée lors de la constitution du dossier d’abonnement). Ces bases présentent également l’avantage de renseigner quelques données sociodémographiques comme l’âge, le sexe, la commune de résidence et parfois même la CSP (à travers les types d’abonnements) particulièrement utiles pour comparer, une fois l’enquête réalisée, la structure sociale de la base à celle des répondants.
À condition de répondre aux trois critères précédents, les panels sont une autre option envisageable pour constituer un échantillon. À l’instar de la SNCF pour le réseau Transilien ou de Tisséo pour la métropole Toulousaine, plusieurs transporteurs et autorités organisatrices disposent de panels d’usagers. En offrant la possibilité d’interroger un même groupe d’enquêtés à plusieurs occurrences, cette solution présente un grand intérêt, tout particulièrement pour l’évaluation des politiques et dispositifs de sûreté.
Propriétaires et gestionnaires de ces bases de données (abonnés ou panels), les transporteurs et les autorités organisatrices sont libres – dans le respect du règlement général sur la protection des données (RGPD) – de soumettre une enquête aux abonnés (transport ou panel) ayant acceptés d’être démarchés par le gestionnaire de la base.
Cette possibilité offre aux acteurs du transport un accès direct à plusieurs milliers de leurs utilisateurs sans avoir à mobiliser les services onéreux d’une société de sondage.
Moyennant l’obtention de quelques outils informatiques (location de serveurs, logiciel de questionnaires en ligne, logiciel de traitements statistiques) et de moyens humains (un informaticien pour organiser et suivre la passation et le recueil des données et un spécialiste des questions d’insécurité pour constituer l’échantillon, réaliser le questionnaire et analyser les résultats), les acteurs du transport sont en mesure de réaliser à moindre coût une enquête territorialisée permettant d’élaborer une grille d’analyse indispensable pour lutter contre l’insécurité personnelle.