Enquêtes et sondages sur le sentiment d’insécurité dans les transports collectifs. Quelles pratiques pour accompagner efficacement l’action ?

Interroger les usagers sur leur rapport à la sécurité dans les transports collectifs est une pratique répandue. Les autorités organisatrices de transport et les transporteurs y recourent régulièrement pour évaluer le niveau de satisfaction des utilisateurs. Il n’empêche que les données produites apportent peu d’informations utiles pour agir contre le sentiment d’insécurité.

Pour être concrètement utiles à l’action, ces enquêtes doivent reposer sur des questionnaires adaptés. Élaborées sans référence aux travaux scientifiques, les questions posées limitent très fortement la portée des résultats et leur efficacité pour lutter contre le sentiment d’insécurité.

Les enquêtes existantes : une utilité limitée pour l’action

Si plusieurs enquêtes comprennent des questions sur le sentiment d’insécurité dans les transports collectifs, aucune d’elles n’est véritablement conçue pour l’élaboration d’outils pragmatiques (cartographies, grilles d’analyses, etc.) visant à orienter, accompagner et évaluer l’action des professionnels de la sûreté.

La mesure avant tout : les baromètres de satisfaction …

Les dispositifs d’enquêtes les plus répandus sont sans conteste les baromètres de satisfaction clients (BSC). Réalisés par des bureaux d’études pour le compte des transporteurs, les BSC reposent sur quelques centaines d’usagers, quelques milliers tout au plus. Ils sont souvent administrés en face à face dans des périmètres très localisés (à l’échelle d’une gare ou d’une ligne). Pour encourager les usagers à répondre, les questionnaires sont volontairement courts et concis. Leur objectif consiste à apprécier la satisfaction des usagers sur différents sujets. Toutefois il est rare qu’un thème soit évalué avec plus d’un seul indicateur.

D’un BSC à l’autre, la question utilisée pour saisir le sentiment d’insécurité dans les transports collectifs varie. Certains demandent aux enquêtés d’évaluer le niveau de tranquillité éprouvée lors des trajets effectués ; tandis que d’autres interrogent les répondants sur le sentiment de sécurité dans ces espaces.

Ces deux formulations posent un même problème : celui de l’imprécision.

La notion de tranquillité déborde très largement celle d’insécurité. Si l’on peut éventuellement admettre qu’un haut niveau de tranquillité correspond à un faible risque perçu de victimation, la réciproque n’est pas vraie. Une personne qui accorde un faible score à la tranquillité lors de ses déplacements n’est pas forcément inquiète à l’idée d’être victime d’une atteinte (les gênes sonores, olfactives, corporelles peuvent tout autant motiver cette évaluation négative que la perception du risque de victimation).

Il en va de même pour la notion de sentiment de sécurité. En apparence, ce concept semble plus adapté que le précédent. Toutefois de nombreux travaux universitaires mettent en garde contre l’utilisation de ce terme pour étudier le phénomène qui nous intéresse ici (1). Sans aucune référence au risque de victimation, cette formulation est tout autant susceptible d’enregistrer la crainte de contracter la COVID-19, celle de tomber sur les voies ou encore celle d’être victime d’un vol ou d’une agression. Du reste, elle est trop générale pour pouvoir dissocier les deux composantes du sentiment d’insécurité : la préoccupation sécuritaire – un jugement social qui consiste à placer la délinquance au premier rang des problèmes à résoudre – et l’insécurité personnelle – qui renvoie à la peur plus concrète de subir un vol ou une agression dans un espace à un moment donné (composante qui retient notre attention dans le cadre de cet article) (2).

Ainsi ces questions aux formulations imprécises présentent un énorme inconvénient : celui de ne pas savoir exactement ce que l’on mesure. Or cette imprécision, nous y reviendrons, pose de nombreux problèmes.

et les enquêtes de victimation

Parmi tous les indicateurs sur l’insécurité personnelle dans les transports collectifs, les plus fiables sont ceux tirés des enquêtes de victimation. Cette fiabilité tient d’abord à la robustesse de ces dispositifs. Afin de mesurer avec un intervalle de confiance suffisamment resserré la répartition des atteintes et du sentiment d’insécurité (préoccupation sécuritaire et insécurité personnelle) dans une population donnée, les enquêtes de victimation reposent sur des échantillons (représentatifs des populations étudiées) de plusieurs milliers d’enquêtés. Cette fiabilité tient ensuite à la conception des questionnaires, dont la qualité dépend du degré de consultation des chercheurs spécialistes de ces questions. Dans l’enquête Victimation et Sentiment d’insécurité en Île-de-France, réalisée par l’Institut Paris Région, dont le questionnaire a été élaboré par Philippe Robert et Renée Zauberman (CESDIP/CNRS), les enquêtés sont interrogés sur la peur de subir un vol ou une agression dans différents modes de transport. En ciblant précisément le risque de victimation, les auteurs évitent – en toute connaissance de cause – les écueils précédents.

Les enquêtes de victimation ne sont pas pour autant les outils les plus adaptés pour orienter, accompagner et évaluer l’action.

Certes elles présentent l’énorme avantage de mesurer et de suivre l’évolution de ces phénomènes à travers le temps. L’enquête Victimation et sentiment d’insécurité en Île-de-France révèle ainsi l’étendue de l’insécurité personnelle dans les transports collectifs (en 2019, 41 % des Franciliens déclaraient avoir peur, au moins de temps en temps, d’être victime d’un vol ou d’une agression dans ces espaces) et la stabilité du phénomène (44 % des Franciliens rapportaient cette appréhension lors de la première enquête menée en 2001).

Encore faut-il que ces enquêtes comprennent des questions sur l’insécurité personnelle dans les transports collectifs. À ce titre, l’enquête francilienne fait figure d’exception. Elle est l’une des seules enquêtes de victimation, en France et à l’étranger, à posséder et surtout à reconduire régulièrement une question de ce type.

Toutefois l’intégration systématique d’une telle question dans les enquêtes de victimation présenterait une avancée capitale mais non suffisante. Pour accompagner la lutte contre l’insécurité personnelle, la simple mesure ne suffit pas. Agir implique de connaître la nature de ces appréhensions et surtout les contextes spatio-temporels dans lesquels elles s’inscrivent. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de connaître la proportion de personnes ayant peur dans les transports collectifs, mais aussi le lieu, l’heure, le déclencheur et le type d’atteinte redouté. Autant d’informations à partir desquelles il est possible d’agir concrètement mais que ne renseignent ni les baromètres de satisfaction, ni les enquêtes de victimation.

La recherche des contextes : la tentative échouée du module transport de l’enquête CVS

En 2009, l’enquête de victimation nationale intitulée Cadre de Vie et Sécurité (CVS) réalisée par l’Insee accueillait un nouveau module. Financé par la SNCF et l’Observatoire National de la Délinquance dans les Transports (ONDT) du Ministère des Transports, ce bloc d’une vingtaine de questions était entièrement dédié à l’insécurité personnelle. En permettant d’identifier précisément les contextes jugés anxiogènes dans ces espaces, ce dispositif devait s’imposer comme un outil d’aide à la décision dans la lutte contre ce phénomène social. Pourtant en 2013, après seulement 4 éditions, les deux organismes retirent leurs financements respectifs, ce qui entraîne dès 2014 la suppression du module transport de l’enquête CVS.

Le retrait de la SNCF et de l’ONDT résulte de l’insatisfaction devant les résultats produits. Bien que sous-exploitées à l’époque – comme le révéleront les analyses d’une petite équipe de l’ONDRP quelques années plus tard (3) – ces données ne permettent en aucun cas l’élaboration d’un outil sur lequel s’appuyer pour organiser, accompagner et évaluer l’action.

Deux raisons expliquent l’impossibilité pour le module transport de répondre à cet objectif.

La première tient au périmètre de l’enquête. Si l’échelle nationale est adaptée pour comparer les taux de peur rapportés dans différents espaces (dans le quartier de résidence le soir, au domicile, dans les transports collectifs, etc.), elle est trop large et hétérogène pour saisir des contextes plus précis. Une des questions du module cherche par exemple à identifier les modes de transport jugés anxiogènes. Ce faisant elle se confronte inexorablement à la diversité de l’offre de transport dans les différents territoires. Demander à un Toulousain s’il redoute l’utilisation du RER n’a pas beaucoup de sens. Du reste, la taille de l’échantillon de l’enquête CVS (approximativement 18 000 personnes) n’est pas suffisante pour conduire une étude aussi détaillée, qui n’a d’intérêt que si la comparaison entre les territoires est possible (sauf à vouloir étudier l’insécurité personnelle dans les trains grandes lignes, l’étude de ce phénomène est peu pertinente à l’échelle du pays). Or l’échantillon de la CVS est représentatif de la population nationale, mais pas des populations régionales (échelle plus adaptée pour étudier l’insécurité personnelle dans les transports collectifs).

En résumé, l’enquête CVS se révèle être un dispositif très peu adapté à la réalisation des objectifs fixés par les responsables du module transport.

La seconde raison tient à la formulation des questions. Si la volonté de saisir les contextes et les situations dans lesquels émergent les peurs est excellente, la réalisation manque l’objectif visé. Pour le comprendre, il convient de revenir sur la conception de ce questionnaire.

Après une série de questions sur les pratiques d’utilisation des transports collectifs, on demande aux enquêtés s’ils se sentent en sécurité dans les transports en commun. Sans revenir en détail sur l’imprécision de cette formulation, il convient d’insister sur l’un de ses principaux inconvénients : elle présente l’insécurité personnelle comme étant un phénomène homogène. En admettant que cette question soit interprétée comme portant sur la perception du risque de victimation (même si rien n’est moins sûr), elle ne permet pas de discriminer les types d’atteintes redoutés (on ne sait pas si le répondant redoute d’être agressé sexuellement, d’être victime d’un vol sans violence ou encore d’être agressé physiquement). Pourtant cette information est essentielle, tant la nature des appréhensions est susceptible de varier en fonction des contextes, des situations et des individus (sur ce point, nous renvoyons le lecteur au premier article du blog « Sûreté Transport »).

Les questions suivantes cherchent à identifier les étapes du trajet, les modes de transport, les jours de la semaine, les horaires et les situations jugés anxiogènes. Mais là encore, les formulations font obstacle au prélèvement d’une information précise. Aux enquêtés ayant déclaré « jamais » ou seulement « parfois » se sentir en sécurité dans les transports en commun, on demande de préciser les contextes anxiogènes. Faute de porter sur des expériences de peur précises, le questionnaire autorise les réponses multiples (possibilité de sélectionner plusieurs modalités de réponse à une question) qui interdisent toute possibilité de traiter les données de manière à élaborer un outil efficace pour accompagner l’action. En effet, chacune des réponses est susceptible de faire référence à diverses expériences, dont les caractéristiques respectives ne sont plus discernables. Comment interpréter la réponse d’un enquêté qui déclare avoir peur dans le véhicule mais également sur le quai ? S’agit-il de deux expériences différentes ? S’agit-il d’une seule expérience isolée qui se serait déroulée sur plusieurs étapes du trajet ? S’agit-il d’une appréhension répétée, qui s’inscrit toujours dans un même contexte ? S’agit-il d’une projection abstraite détachée de toute expérience réellement vécue ? Ces imprécisions engendrent de redoutables conséquences. En laissant s’introduire dans les réponses de telles incertitudes sur la nature des expériences vécues, le questionnaire échoue à remplir l’objectif pour lequel il a été conçu : obtenir des informations précises sur lesquelles faire reposer l’action.

Ces deux facteurs – un dispositif d’enquête (CVS) peu adapté aux objectifs assignés au module transport et des questions mal formulées – expliquent l’insatisfaction des financeurs du projet devant les résultats obtenus. Partant d’une excellente intention, malheureusement mal exécutée dans le cas de ce module, le projet d’une enquête détaillée sur l’insécurité personnelle dans les transports sera abandonné jusqu’en 2019, date à laquelle sera réalisée par l’Institut Paris Région, Île-de-France Mobilités et l’Observatoire National de la Délinquance dans les Transports (ONDT) l’enquête Sentiment d’insécurité dans les transports collectifs franciliens (4).

Élaborer des instruments d’enquête inédits pour accompagner l’action

Répondant à la grande majorité des objections précédentes, le questionnaire de cette enquête – conçu par les chercheurs de l’Observatoire Scientifique du Crime et de la Justice (OSCJ/CESDIP, CNRS), la Mission Prévention et Sécurité de l’Institut Paris Region et l’Observatoire National de la Délinquance dans les Transports (ONDT) – se révèle bien adapté à l’élaboration d’outils visant à accompagner l’action.

Pour comprendre cette adéquation, il nous semble intéressant de partir de ces outils pragmatiques et des contraintes auxquelles se confronte leur mise en œuvre.

Établir une cartographie de l’insécurité personnelle

Quel est le point commun entre l’accès aux soins, la délinquance, la pollution, la pauvreté, l’échec scolaire ou l’insécurité personnelle dans les transports collectifs ? Aucun n’est distribué aléatoirement, et donc équitablement, dans l’espace social et spatial. Ce constat justifie le succès d’un outil devenu essentiel dans la prise de décision : la cartographie.

Par ce terme, nous entendons l’ensemble des analyses de données dont l’objectif consiste à décrire ou étudier la répartition d’un phénomène dans un territoire.

En ce sens, élaborer une cartographie de l’insécurité personnelle dans les transports collectifs consiste à projeter sur une carte, à partir de données géospatiales, les appréhensions rapportées par les répondants d’une enquête. Reste que pour être concrètement utile à l’action, un tel outil doit remplir deux conditions :

  • Reposer sur des données précisant la géolocalisation des lieux jugés anxiogènes (et non sur des données relatives au lieu de résidence).
  • Reposer sur des questions dont la formulation cible des expériences de peur concrètes (et non une appréhension globale et abstraite).

Deux types de données géospatiales sont susceptibles de produire une cartographie de l’insécurité personnelle dans les transports collectifs.

Le premier est la commune de résidence. Prélevée presque systématiquement, cette variable présente l’avantage de réaliser des analyses géo-sociales, et de montrer par exemple comment l’insécurité personnelle (dans différents espaces), la victimation et la préoccupation sécuritaire se combinent de différentes façons selon les territoires (5). Toutefois, réaliser une cartographie de l’insécurité personnelle dans les transports collectifs à partir du lieu de résidence des répondants ne présente pas un grand intérêt pour les transporteurs et les autorités organisatrices de transport. Certes l’information selon laquelle – en Île-de-France – les habitants de grandes banlieues Est, Nord et Sud rapportent des niveaux de peur plus élevés qu’ailleurs dans les transports collectifs est intéressante. Il n’empêche qu’elle ne dit rien des lieux, et plus précisément des contextes spatio-temporels, dans lesquels émergent ces appréhensions. Or ces informations sont précisément les plus utiles à l’action dans la mesure où elles décrivent des contextes sur lesquels les transporteurs ont la possibilité d’agir.

Le second type de données est donc la géolocalisation des lieux jugés anxiogènes. Essentielle pour l’orientation et l’accompagnement de l’action, cette information n’est pourtant jamais prélevée. Le module transport de l’enquête CVS, par exemple, ne comprend aucune question de ce type (6). Pour expliquer cette absence systématique, il n’est sans doute pas vain d’évoquer les difficultés méthodologiques que soulèvent l’intégration de ces questions (7). Mais c’est surtout à travers la conceptualisation de l’insécurité personnelle que se trouve l’explication.

À la fin des années 1960, apparaissent aux États-Unis les premières enquêtes de victimation. L’insécurité personnelle y est mesurée à partir d’un seul indicateur : vous sentez-vous en sécurité lorsque vous marchez seul dans votre quartier la nuit ? Les vives critiques adressées à l’égard de cette formulation ne l’ont pas empêchée de s’imposer lourdement (y compris – moyennant quelques adaptations – pour mesurer ce phénomène dans les transports collectifs). Toutefois le succès de cet indicateur n’enlève rien à ses défauts. S’ajoute aux problèmes déjà évoqués celui d’enregistrer une appréhension globale et abstraite, qui n’est pas nécessairement liée à l’expérience vécue (8). Ainsi cette question autorise les enquêtés à déclarer avoir peur dans des contextes auxquels ils ne sont jamais confrontés. Rapporter se sentir en insécurité la nuit dans les transports collectifs ne garantit pas l’usage nocturne de ce moyen de déplacement. Cette réponse peut également être la projection d’une représentation générale, et relativement abstraite, du risque de victimation la nuit dans ces espaces.

Conceptualisée de cette façon, l’insécurité personnelle renvoie à une appréhension globale, relativement stable, qui ne s’ancre pas dans un contexte spatio-temporel précis. D’où l’absence de questions visant à géolocaliser des lieux jugés anxiogènes. Toutefois cette conceptualisation a été fortement contestée au cours des vingt dernières années. Durant cette période de nombreux chercheurs insistent sur le caractère transitoire et situationnel (9) de ce phénomène social. L’apport de ces travaux est de montrer que l’insécurité personnelle n’est pas statique mais dynamique ; elle émerge en situation (10). Ainsi, à la condition d’être conceptualisée comme une expérience vécue (et non plus comme la probabilité abstraite d’être victime d’une atteinte), l’insécurité personnelle gagne à être mesurée avec le micro contexte spatio-temporel qui l’encadre et le façonne.

Le questionnaire de l’enquête Sentiment d’insécurité dans les transports collectifs franciliens a été conçu selon cette conceptualisation. Une première question demande aux enquêtés s’ils ont eu peur d’être victime d’un vol ou d’une agression dans les transports collectifs au cours des 12 derniers mois. Aux répondants ayant déclaré avoir eu peur au moins une fois, le questionnaire soumet ensuite un module de questions visant à préciser la nature (type d’atteinte redouté, intensité de peur éprouvée), le contexte (motif de déplacement, horaire, étape du trajet, stimuli anxiogènes) et le lieu (mode de transport, ligne, gare/station/arrêt) de la dernière expérience de peur vécue.

Porter la focale sur la dernière expérience de peur présente deux principaux avantages pour l’élaboration d’une cartographie de l’insécurité personnelle dans les transports collectifs :

  • Une meilleure précision des données recueillies. Les réponses aux différentes questions décrivent la nature, le contexte et le lieu d’une seule et unique expérience de peur. Invités à se concentrer sur un souvenir précis, les enquêtés sont beaucoup moins à même de faire référence à différentes expériences pour compléter leurs réponses. Cette méthode assure une production de données de qualité (résultats dont le niveau d’imprécision est faible) indispensables pour élaborer une cartographie dédiée à la prise de décision.
  • Une plus grande utilité pour l’action. Les réponses font référence à des peurs réellement vécues en situation et non pas à une probabilité abstraite d’être victime d’une atteinte. Cette orientation conceptuelle permet d’enregistrer des informations précises sur le contexte et le lieu dans lequel s’est déroulée l’expérience de peur. De ces données, il est possible d’élaborer différentes cartographies axées sur les horaires, les types d’atteinte redoutés, les stimuli anxiogènes : autant d’informations nécessaires pour orienter et accompagner l’action des services de sûreté (11).

Construire un outil d’aide à l’évaluation

Aux données sur l’insécurité personnelle, sa nature et ses contextes s’ajoute une autre gamme d’informations particulièrement utile à l’action : celle permettant d’évaluer l’efficacité des dispositifs de sûreté.

L’évaluation d’une politique, d’un programme ou d’un dispositif est toujours une tâche ardue. D’abord, il est souvent difficile d’isoler l’effet spécifique d’une action sur un phénomène social en prise à de nombreux facteurs. Ensuite, il est rare que les évaluateurs aient à leur disposition toutes les données nécessaires pour décrire précisément l’efficacité d’une action. De cette seconde condition dépend d’ailleurs beaucoup le succès de l’évaluation.

Dans l’un des seuls ouvrages francophones consacrés à l’évaluation des politiques de sécurité, Philippe Robert fait débuter le travail d’évaluation quand on cherche, non pas ce qui a été fait, mais la conséquence qu’a eue cette action sur une cible (12). Concise, cette définition n’en est pas moins précise quant aux informations à produire pour réaliser l’évaluation des politiques de lutte contre l’insécurité personnelle. Comme les conséquences de l’action sont inscrites dans les expériences et les représentations des usagers, l’évaluation n’est possible qu’à la condition de sonder cette population cible. Autrement dit, sans enquête pas d’évaluation.

Ce constat ouvre la voie à un second usage des enquêtes sur l’insécurité personnelle dans les transports collectifs : à la condition d’intégrer un module de questions dédié, elles permettent d’évaluer l’efficacité des actions.

Suivant le conseil de Fabrice Fussy, chef de l’Observatoire National de la Délinquance dans les Transports (ONDT), le questionnaire de l’enquête Sentiment d’insécurité dans les transports collectifs franciliens s’est doté d’une question supplémentaire quelques semaines avant sa passation. Cette question interroge les enquêtés sur les dispositifs qu’il conviendrait, selon eux, de renforcer pour améliorer la sécurité dans les espaces de transport. Les analyses de cette question révèlent deux principaux résultats :

  • L’importance accordée à la présence des forces de l’ordre et des agents de sécurité.
  • Des dispositifs à renforcer différents selon les manières de vivre l’insécurité personnelle (voir sur ce point essentiel le premier article du blog « Sûreté Transport »).

Les prochaines enquêtes gagneraient à étudier encore davantage le rapport que les usagers entretiennent avec les dispositifs visant à lutter contre l’insécurité personnelle. Outre cette question d’ordre général, il faudrait demander aux enquêtés s’ils connaissent l’existence des dispositifs mis en place ; s’ils y ont déjà été confrontés ou s’ils ont déjà été amenés à les utiliser (pour l’application SNCF 3117 par exemple). Dans l’éventualité d’une réponse positive, il faudrait demander aux répondants de préciser le contexte de la dernière occurrence et si la présence ou l’utilisation du dispositif en question les a rassurés.

Loin de se limiter aux dispositifs de sécurité traditionnels (force de l’ordre, agents de sécurité, vidéoprotection, etc.), ces questions permettraient de mesurer l’effet d’actions plus polyvalentes sur l’insécurité personnelle.

Il y a quelques mois, un conducteur de métro parisien connaissait une forte popularité sur les réseaux sociaux en raison de son attitude bienveillante envers les usagers. Par l’intermédiaire de son micro, celui-ci se présente, s’adresse aux voyageurs, les invitant à prendre soin les uns des autres, à se surveiller et se protéger mutuellement dès que son métro atteint une zone réputée pour la présence de pickpockets.

L’engouement suscité sur les réseaux sociaux à l’égard de cette initiative – qui tend à réaffirmer la présence du chauffeur tout en solidarisant, durant quelques instants, des inconnus partageant un même métro – laisse supposer un effet positif de cette action contre l’insécurité personnelle.

Toutefois les questions présentées plus haut s’avèrent indispensables pour évaluer l’effet réel de cette initiative sur les perceptions du risque de victimation des voyageurs. Croisées avec les données sur l’insécurité personnelle, ces informations permettraient en outre de déterminer les contextes (lieux et horaires) dans lesquels ces initiatives sont le plus attendues. Autant d’informations nécessaires aux transporteurs qui souhaiteraient transformer efficacement une initiative individuelle en dispositif de lutte contre l’insécurité personnelle.

Conclusion : des outils indispensables pour lutter contre l’insécurité personnelle

Au final, cet article insiste sur deux points essentiels :

Le premier souligne la prise de conscience des élus politiques, des transporteurs et des autorités organisatrices de transport sur la nécessité de mesurer l’insécurité personnelle dans les transports collectifs. Les critiques que nous adressons, dans la première partie, aux instruments de mesure utilisés témoignent de facto de leur existence. Pour rendre compte justement de cette prise de conscience, il faudrait par ailleurs ajouter à la liste de ces enquêtes quantitatives les autres méthodes mobilisées pour appréhender l’insécurité personnelle : notamment les nombreuses marches exploratoires réalisées sur le territoire national depuis le début des années 2000. L’objectif de cet article n’est donc pas tant de plaider en faveur de la mesure ou même de la compréhension de l’insécurité personnelle dans les transports, que de proposer certaines pratiques appropriées à l’obtention de résultats concrètement utiles à l’action.

C’est là le second point important de l’article : sans un questionnaire adapté – fondé sur les connaissances scientifiques – les résultats de ces enquêtes affichent une utilité très limitée pour accompagner l’action des services de sûreté. En raison de questions imprécises, cumulant sans distinction des expériences de peur vécues avec des représentations abstraites de la délinquance dans les transports, ces enquêtes ne délivrent aucune information concrète permettant d’agir contre l’insécurité personnelle. Au mieux donnent-elles une tendance relativement abstraite de l’insécurité perçue dans un espace de transport donné.

Pour être concrètement utile à l’action, les questionnaires doivent appréhender l’insécurité personnelle comme des expériences vécues en situation. Cela n’interdit pas de poser des questions visant à saisir des représentations plus générales, mais implique impérativement la présence d’un module focalisé sur une expérience de peur précise. De cette expérience vécue en situation, on peut tirer plusieurs informations sur lesquelles les transporteurs ont la capacité d’agir (stimuli anxiogènes, lieu, horaire, type d’atteinte redouté). C’est également sous l’angle situationnel que nous proposons de concevoir un module de questions dédiées à l’évaluation des dispositifs de sûreté. Il ne s’agit pas seulement de savoir quel type de dispositif a la préférence des enquêtés, mais aussi et surtout ceux auxquels ils sont quotidiennement confrontés et l’effet de cette présence ou utilisation sur leur insécurité personnelle en situation.

En définitive, les politiques de lutte contre l’insécurité personnelle dans les transports collectifs gagneraient à être adossées de manière systématique à des enquêtes de ce type. À la condition de reposer sur des questionnaires adaptés et d’être reconduites régulièrement, ces enquêtes permettraient l’élaboration d’une gamme d’outils complémentaires visant à accompagner efficacement l’action tout au long de sa mise en œuvre, de la prise de décision à l’évaluation des dispositifs.